CHAPITRE DOUZE
Le lundi matin, Qwilleran ouvrit les yeux de bonne heure. La douleur au genou lui rappela où il se trouvait : à Came-Village, patrie des éclopés.
Puis le bruit qui l’avait éveillé reprit. Quelqu’un frappait doucement à sa porte. Tout en grimaçant, il enfila sa robe de chambre pour aller ouvrir.
Les traits tirés, les yeux battus, Iris Cobb se tenait devant lui, vêtue d’un gros manteau, une écharpe de laine autour de la tête.
— Excusez-moi de vous déranger, mais je suis très inquiète. C. C. n’est pas rentré.
— Quelle heure est-il ?
— Cinq heures. Jusqu’ici, il n’est jamais revenu après deux heures du matin.
Qwilleran se passa la main dans les cheveux, en essayant de se remémorer les événements de la nuit précédente.
— Croyez-vous que la police l’ait de nouveau pincé ?
— Dans ce cas, on m’aurait téléphoné. Ils l’ont fait, la dernière fois.
— Et ce garçon qui devait l’accompagner ?
— Je viens de voir sa mère. Il n’a pas accompagné C. C. Il est allé au cinéma.
— Voulez-vous que j’appelle la police ?
— Non. Il ne faut pas que l’on sache ce qu’il a été faire. Je crains qu’il n’ait eu un accident.
— Voulez-vous que j’aille voir si je peux le retrouver ?
— Vous feriez cela ? Oh merci ! Je viens avec vous.
— Je vous demande quelques minutes pour m’habiller.
— Mettez des vêtements chauds et des bottes. J’appelle un taxi. C. C. a pris la camionnette.
Cinq minutes plus tard, Qwilleran accroché au bras d’iris s’efforçait de ne pas boiter, en l’escortant jusqu’à la rue couverte de neige où le taxi attendait.
— Je vais demander au chauffeur de s’arrêter un peu avant la maison abandonnée. Il semblerait bizarre de nous conduire là, à une heure pareille.
— Dans la quinzième rue ? s’étonna le chauffeur, mais il n’y a rien à cet endroit, tous les immeubles ont été évacués.
— Mon frère doit venir nous chercher en voiture, dit le journaliste. Nous avons un malade dans la famille.
Arrivé à destination, il remit au chauffeur le dollar qu’il avait trouvé dans son appartement et aida Mrs. Cobb à descendre de voiture. La nuit était sombre. Au loin, on voyait briller les lumières de la ville, mais dans ce quartier en démolition, les réverbères ne fonctionnaient plus. Ils attendirent que le taxi ait disparu pour se mettre en marche.
— C’est ici, dit-elle, en s’arrêtant, il y avait une grille en fer, mais elle a été récupérée par quelque brocanteur.
Sur le côté se trouvait une entrée pour les voitures et l’allée portait des traces de pneus.
— Je suppose qu’il s’est garé par-derrière, dit Qwilleran.
Ils avancèrent en marchant avec précaution sur le sol glissant.
— Oui. Voici sa camionnette ! s’écria-t-elle, il doit être là. N’entendez-vous rien ?
Ils se tinrent un moment immobile dans un silence de mort. Finalement, ils se décidèrent à pénétrer dans la maison par la porte de service.
— Je tiens à peine sur mes jambes, murmura-t-elle, j’ai un terrible pressentiment.
— Courage, dit son compagnon, en la guidant d’une main ferme.
Ils entrèrent dans ce qui avait été une grande cuisine, au milieu de laquelle se trouvaient une cheminée en marbre rose et une lampe en cuivre. Ils s’arrêtèrent encore pour écouter. On n’entendait toujours aucun bruit. Les pièces étaient froides et humides.
À l’aide d’une torche électrique, Qwilleran se fraya un passage à travers les gravats accumulés dans l’office et la salle à manger. Un trou béant indiquait d’où avait été enlevée la cheminée. Une porte vitrée ouvrait sur un vaste hall. Qwilleran entra le premier, Iris sur ses talons. La pièce était délabrée. Il promena le faisceau de sa lampe sur l’escalier dont la rampe avait été retirée. Contre le mur, on voyait des portes démontées et là… au pied de l’escalier…
— Le voilà ! cria Iris, en courant vers lui.
Un grand panneau de bois reposait sur le corps désarticulé.
— Oh ! mon Dieu ! Il est… il est…
— Il a peut-être perdu connaissance, attendez, laissez-moi l’examiner.
Le panneau de chêne sombre pesait terriblement lourd et il eut beaucoup de difficulté à le soulever et à le placer contre le mur. Mrs. Cobb pleurait doucement.
— Respire-t-il encore ? demanda-t-elle, avec angoisse.
— Il paraît bien mal en point.
— Il a dû glisser et il s’est blessé. Il est peut-être étendu là, dans le froid, depuis des heures.
Ni l’un, ni l’autre n’entendirent des pas derrière eux. Soudain le hall fut éclairé par une torche puissante.
— Police, dit une voix officielle. Que faites-vous là ?
— Mon mari est blessé, gémit Mrs. Cobb. Je vous en prie, transportez-le vite à l’hôpital.
— Pourquoi êtes-vous ici ?
— Il n’y a pas de temps à perdre, appelez une ambulance, avant qu’il soit trop tard.
L’un des officiers de police s’approcha et se pencha sur le corps. Il se releva, en secouant la tête.
— Non ! Non ! On peut encore le sauver, cria-t-elle, je vous en supplie, dépêchez-vous.
— Tout est fini, madame. Je vais vous demander de nous accompagner. Vous ferez une déclaration au commissariat de police.
Mrs. Cobb poussa un long gémissement plaintif.
— Je suis journaliste au Daily Fluxion, dit Qwilleran en sortant sa carte de presse.
L’officier hocha la tête, ses manières s’adoucirent soudain.
— Voulez-vous nous suivre également ? On enregistrera votre déposition. Simple routine.
— Comment avez-vous été alertés ?
— Un chauffeur de taxi nous a signalé deux clients qu’il avait déposés dans la quinzième rue. Qu’est-il arrivé ? Cet homme est-il tombé dans l’escalier ?
— Il portait ce panneau de bois. Il a dû glisser.
— Je lui avais dit de ne pas sortir, balbutia Iris Cobb, entre deux sanglots.
Tournant son visage ravagé vers Qwilleran, elle ajouta :
— Que vais-je devenir sans ce merveilleux mari ?